I – Le marché marocain
L’investisseur marocain a un profil particulier. D’un côté, la flambée des actifs immobiliers au Maroc, ou les hausses importantes qu’on connues certains titres lors des introductions en bourse il y a quelques années, l’ont habitué à entendre parler de performances très élevées. D’un autre côté, il est très averse au risque : entre un investissement peu risqué avec une performance moyenne faible, et un investissement plus risqué avec une performance moyenne plus élevée, il choisira généralement le premier. C’est la raison pour laquelle le paysage des fonds marocains est dominé par les fonds monétaires et obligataires.
Aujourd’hui, la plupart des sociétés de gestion proposent une gamme de fonds composée des fonds action, investis sur les titres les plus liquides du marché marocain, des fonds monétaires ou obligataires, ainsi que des fonds diversifiés, c’est-à-dire investis à la fois en actions et en obligations. Dopés par de très bonnes performances du marché action (Le MASI a connu une hausse moyenne de +35% par an entre 2003 et 2007), la relative stagnation ou baisse du marché de ces dernières années ont poussé les fonds à chercher des relais de performance. Cela a favorisé l’émergence de fonds innovants, offrant une alternative par rapport aux fonds traditionnels. On peut citer par exemple les fonds alternatifs, dont les investissements sont conforme à la Sharia, ou les fonds garantis, permettant de garantir le capital investi, et parfois les intérêts. Enfin, des fonds investissant une partie de leur actif à l’international ont également fait leur apparition.
Dès lors, il est légitime de se poser un certain nombre de questions : Dans quels actifs étrangers peuvent investir les OPCVM ? Dans quelles proportions ? Quels sont les risques potentiels ?
Tout a commencé le 1er août 2007, date de la publication de la circulaire 1721 de l’office des changes. Cette dernière permet aux OPCVM d’investir jusqu’à 10% de leurs actifs sous gestion en titres étrangers. Moins d’un an après, le 15 juillet 2008, le CDVM précise les placements autorisés. En effet, la circulaire CDVM 03/08 impose les règles suivantes quant à l’investissement des OPCVM à l’étranger :
¢ Zone géographique : les opérations ne peuvent être effectuées que dans les pays de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique), de l’UE (Union Européenne) ou de l’UMA (Union du Maghreb Arabe).
¢ Nature des placements : titres de capital cotés, titres de créance, dépôts chez banques étrangères et part ou actions de fonds investis majoritairement en actions et titres de créances. Les dérivés et produits à terme ne font pas partie de la liste des instruments autorisés.
¢ Notation : Une notation (ou rating) minimale est exigée pour les titres de créance et pour les banques étrangères chez qui les OPCVM effectuent des dépôts.
Si la circulaire est assez claire concernant les supports d’investissement à l’étranger des fonds, elle insiste également sur les règles minimales d’organisation et de gestion des risques que doivent mettre en place les sociétés de gestion désirant investir à l’étranger. En effet, nous verront ci-dessous les conditions de mise en œuvre d’une politique d’investissement à l’international.
II – Opportunités à l’international
Ainsi, l’univers d’investissement accessible aux OPCVM est clairement défini. L’acquisition de titres internationaux permet aux gérants une plus grande diversification. En effet, une performance moyenne des actifs marocains peut être rehaussée par des bonnes performances d’actifs internationaux et vice versa. Cependant, si les gérants marocains sont des spécialistes du marché local, ils préfèrent généralement en ce qui concerne l’international opter pour la prudence en investissant dans des produits très liquides, et qui sont connus du public marocain.
Dans ce cadre, les ETF (Exchange Traded Funds) ou trackers peuvent tout à fait répondre à ces besoins. En effet, il s’agit de fonds particuliers, qui répliquent un indice de référence. Par exemple, un tracker sur CAC40 gagne à peu près +5% lorsque le CAC40 gagne +5%. Ces fonds permettent donc d’être exposé à la performance des principaux indices internationaux (CAC40, S&P 500, NIKKEI, FTSE, etc.) et bénéficient de frais de gestion limités. Il existe une très grande variété de trackers, suivant les sous-jacents (actions, taux, matières premières, etc.), la zone géographique ou encore le secteur concerné (industriel, financier, etc.).
En ce qui concerne leur historique, les trackers sont nés aux Etats-Unis au début des années 90. Ils ont été crées en Europe au début des années 2000, puis se sont étendus en Asie. Fin 2009, le total des encours se montait à plus de 700 milliards de dollars.
Pour aller encore plus loin dans leur politique de diversification, les assets managers marocains peuvent également opter pour la multigestion. Il s’agit d’investir dans des fonds de fonds, c’est-à-dire dans des fonds qui sont eux-mêmes totalement investis dans d’autres fonds. Les gérants de fonds de fonds ont une expertise en ce qui concerne la sélection des fonds, qu’ils effectuent en se basant sur des critères précis (ratio rendement risque, performance du gérant (alpha), etc.). Un fonds de fonds apporte donc une plus grande diversification et un risque en général réduit.
Par ailleurs, les gérants marocains peuvent également investir directement dans des actions ou titres de créance étrangers. Si les derniers (en tout cas les titres bien notés) sont en général peu attractifs du fait du niveau bas des taux en Europe, aux Etats Unis et au Japon, certaines stratégies sur les actions peuvent délivrer de bonnes performances. En effet, le marché marocain étant assez étroit, il y a un certain nombre de stratégies qui ne peuvent être appliquées sur le marché local, mais qui peuvent l’être sur les titres étrangers. On peut citer par exemple les stratégies basées sur l’analyse technique (analyse des graphes des cours) ou l’analyse quantitative (méthodes statistiques), qui ne fonctionnent pas toujours sur le marché marocain.
Enfin, les OPCVM peuvent acquérir des obligations particulières, les EMTN (Euro Term Medium Note), dont les performances peuvent être indexées à une grande variété de sous-jacents (actions, obligations, change, matières premières, etc.), et qui peuvent être utilisées par exemple pour la construction de fonds à capital garanti.
Ainsi, les possibilités d’investissement sont très étendues, et les gérants marocains peuvent utiliser les placements à l’étranger pour offrir aux porteurs de parts l’accès à des niches ou des expositions originales. Il convient cependant de correspondre au profil de risque des investisseurs marocains, qui sont prudents, et de mettre en œuvre des moyens organisationnels et humains conséquents ainsi qu’une gestion des risques performante afin de suivre au mieux leurs investissements à l’international.
III – Conditions de mise en œuvre
L’ouverture à l’international : un axe stratégique majeur pour l’entreprise société de gestion
L’ouverture du marché à l’international est un axe stratégique majeur. La première réflexion indispensable est de lancer une analyse stratégique du business model de la société de gestion afin de considérer (ou non) cette opportunité comme un levier de croissance.
Plusieurs questions et analyses peuvent être lancées, par exemple :
¢ Est-ce une attente clairement affichée des clients investisseurs?
¢ Cela représente – t – il un facteur de choix important voire discriminent pour les clients investisseurs ?
¢ Cela est-il une opportunité de diversification des portefeuilles par rapport aux produits locaux et un levier intéressant dans le cadre de la gestion du risque de concentration et du risque de liquidité spécifiques au marché marocain ?
¢ En quoi des complémentarités existent avec le développement du marché local ?
¢ Quels fonds seront concernés ? Nouveaux fonds ? Evolution des fonds existants ?
Même si intrinsèquement, les intérêts de se lancer dans cette ouverture à l’international paraissent naturels, il est toujours intéressant de mettre cette évolution réglementaire en regard du contexte personnel de la société de gestion. En tout état de cause, les sociétés de gestion qui n’affichent pas la volonté de se développer dans ce sens peuvent être confrontées au caractère discriminant dans le cadre d’acquisition de nouveaux clients (surtout les investisseurs institutionnels). Ainsi, cela pourrait apparaitre quasiment comme une obligation au risque extrême de disparaitre du paysage marocain de la gestion d’actifs.
La capacité de démontrer la mise en œuvre de la stratégie d’investissement
Pour le fonds concerné, le choix de s’ouvrir à l’international change profondément la stratégie d’investissement de celui-ci. Au-delà de la vision stratégique globale, il est important de démontrer la capacité de la société de gestion à mettre en œuvre cette nouvelle stratégie d’investissement. Cette capacité d’évolution concerne :
¢ la gouvernance et l’organisation de la société de gestion (impactant notamment les comités clefs et la nature des reportings),
¢ tous les compartiments de la chaine de valeur : support à la décision d’investissement (analyse et recherche), décision d’investissement, passation d’ordres, tenue des positions de gestion, suivi des flux de transaction, valorisation des instruments financiers, calcul de la valeur liquidative, la fonction dépositaire (règlement-livraison, conservation des actifs, contrôle dépositaire).
¢ les fonctions Risk Management et contrôle interne à mettre à niveau,
¢ les moyens humains et informatiques à adapter.
Une organisation à adapter
Dès lors une contradiction apparait : il va falloir déployer pour les investissements à l’étranger le même effort de traitement que l’on met en œuvre pour le marché marocain, alors qu’ils ne concernent que 10% des actifs du fonds. Sans faire de calcul sophistiqué, la question de l’optimisation des charges de traitement apparait afin de ne pas multiplier par deux l’organisation.
L’axe organisationnel devient ainsi majeur : il semble effectivement difficile d’attribuer à chaque responsable de fonds un rôle dans le traitement de ces 10% à investir. Une organisation transversale, calée sur une logique de « gestion de poches » semble la plus adaptée à la situation .Par exemple, on peut créer une filière en charge de gérer uniquement cette poche spécifique et en support des gérants en charge des fonds eux-mêmes. Ce type d’organisation aura d’ailleurs l’avantage de respecter le traitement équitable des portefeuilles et de servir de façon égale toutes les poches concernées (aux contraintes près).
Cette nouvelle organisation demandera un pilotage spécifique et modifiera la gouvernance de la société de gestion. Par exemple, des reportings spécifiques devront être produits dont l’effort pédagogique, vis-à-vis de la hiérarchie et des comités, sera un élément indispensable (du moins au début). Les mises en place d’un comité des risques et/ou d’un comité d’audit seront des bonnes réponses à la problématique de pilotage et gouvernance.
Une mise à niveau de la gestion et du processus de décision d’investissement
Dans ce contexte, les techniques de gestion vont devoir s’adapter et évoluer. La mise en place de modèles robustes de suivi des portefeuilles et des risques lors du processus de décision d’investissement devient nécessaire. Les processus d’investissement devront être clairement formalisés afin de bien appréhender les différentes étapes de décision.
Une évolution du traitement des opérations
Toutes les phases de traitement des opérations vont être impactées :
¢ pour l’analyse et la recherche, supports indispensables à la décision d’investissement, intégration de l’aspect international : études macroéconomiques du pays concerné, processus de recherche des données économiques, notes d’analyse, nouveaux templates…
¢ pour la passation d’ordres, passage par des brokers étrangers ou des salles des marchés étrangers, souvent par le biais de salles de marché marocaines.
¢ pour la valorisation des instruments financiers et le calcul de la VL: revue des modèles et des règles de calcul (utilisation de courbes de taux et non plus de la courbe BAM…),
¢ pour la tenue des positions de gestion et le suivi des flux de transactions, capacité de prise en compte d’événements intercalaires comme les OST étrangers ou capacité d’alimenter les systèmes de gestion de données « internationales »,
¢ pour la fonction dépositaire, choix d’un custodian étranger pour la gestion du dénouement des opérations et la conservation des actifs (dans ce cadre le passage par un Global Custodian type Euroclear semble la solution la plus adéquate),
¢ pour la fonction contrôle dépositaire, les outils de contrôle devront intégrer des variables supplémentaires d’analyse (données internationales, valorisation indépendante des gérants…)
Evolution des dispositifs de maitrise des risques au regard de l’évolution de la chaine de valeur
La fonction Risk Management devra incontestablement se mettre au niveau des standards internationaux. Cette fonction, encore en construction dans le cadre du marché marocain, devra mettre en place des dispositifs d’analyse des risques émetteurs et de marché (des portefeuilles gérés) robustes et adéquats.
Une attention particulière devra être portée sur la mise à niveau de toute la chaine de valeur afin d’assurer une indépendance effective entre les gérants et les fonctions post-trade. Effectivement, la nouveauté (plus que la complexité) du périmètre risque de concentrer les compétences au niveau des gérants, au fait de ces évolutions, et de créer ainsi une dépendance entre ceux-ci et les fonctions en charge du traitement des opérations et de la fiabilisation de la VL. Dans ce cadre, le rôle du contrôle interne sera majeur et le périmètre des contrôles élargi et plus complexe.
Pour les sociétés de gestion intégrées à un Groupe, l’implication de celui-ci sera majeure, que ce soit en phase de conception ou en phase de contrôle (par la réalisation, par exemple, d’une mission d’audit interne par l’Inspection Générale sur le dispositif de gestion des actifs à l’international).
L’axe technologie sera également concerné par l’élargissement du périmètre. Notamment l’outil MANAR largement répandu au Maroc, devra faire évoluer (si ce n’est déjà fait) les règles de gestion des modules clefs. Les licences des outils de diffusion des informations financières devront être élargies à la zone géographique concernée. Le sujet interfaçage avec les données internationales devra être traité avec attention.
Dépasser la culture du secret et privilégier la transparence
Afin de rassurer les investisseurs, la transparence sur les compartiments étrangers sera un élément décisif. D’ailleurs, la transparence et le contrôle des risques sont des critères de sélection aussi importants que la performance pour les investisseurs. La transparence et l’efficacité des processus de gestion des risques deviennent ainsi des avantages concurrentiels au même titre que le savoir faire et la performance.
Enfin, qui dit complexification de la gestion, dit moyens humains adaptés à ce nouvel environnement. Ainsi, la hiérarchie ne devra pas négliger l’axe RH de la situation : le recrutement et la fidélisation des gérants de talent seront incontestablement déterminants. Une solution possible est d’intégrer dans les équipes des gérants des ressources venant de l’étranger et spécialisées sur les zones géographiques cibles.
Un nouveau risque : le risque de change
Le risque de change est une des conséquences directes de l’investissement à l’étranger. En effet, les gérants de fonds doivent prendre en compte les fluctuations des devises de leurs supports d’investissement par rapport au Dirham, afin qu’elles n’affectent pas de manière négative la performance de leurs fonds. Pour ce faire, ils peuvent utiliser plusieurs instruments de couverture comme indiqué dans la circulaire 1723 de l’office des changes : change à terme, swaps de change ou options de change.
La mise en place de ce nouveau dispositif va donc demander des ajustements importants. Cette contrainte devra être transformée en opportunité. Effectivement, cela permettra de se mettre à niveau et de tendre vers les bonnes pratiques de place, autant pour la gestion dans l’environnement local que l’environnement international.
IV – Solutions
Ne pas confondre vitesse et précipitation
Ainsi, la mise en place d’une nouvelle filière n’est pas chose aisée. Le pilotage de son déploiement est important. Une logique progressive pourra être adoptée plutôt qu’une logique « big bang » :
o commencer avec un pays très régulé (AMF en France),
o utiliser des véhicules d’investissement type fonds de fonds qui délèguent indirectement la gestion et tous les processus associés (multi-gestion),
o une fois le processus de multi-gestion maitrisé et la courbe d’expérience éprouvée, tendre progressivement vers une gestion directe,
o proposer à des investisseurs internationaux de venir au Maroc afin de bien appréhender la logique de gestion,
o mettre en place un partenariat avec une grande société de gestion affiliée à une grande banque internationale
Un mot clef : l’innovation
Ce contexte d’ouverture doit être appréhendé commet une formidable opportunité allant dans le sens de l’innovation. L’innovation et la création de nouveaux produits en local seront des conséquences directes de cette évolution majeure.
Source:
Brahim Sentissi est directeur de Cejefic Consulting, structure
de conseil et de formation en finance de marché. Il est intervenu
dans les plus grandes banques françaises dans le cadre de projets
d’organisation, de pricing d’instruments complexes ou encore de
gestion de fonds quantitatifs.
Il met aujourd’hui en oeuvre son expertise au profit des institutions
financières marocaines.
Ilan Cohen, Manager PwC Consulting (Paris), est en charge de l’offre
« Investment Management » en France. Il dirige des projets de transformation
en France et à l’international dans le domaine des marchés de capitaux.
Il est intervenu au Maroc dans le cadre de différents projets d’évolution du marché
(Gouvernance, Organisation, Processus, Risk Management, contrôle interne,
management du changement, urbanisation des systèmes d’information)
Il anime l’association Plain Vanilla, association des anciens du Master Finance de Marché
(Paris), qui a pour objectif d’échanger les bonnes pratiques dans le domaine des marchés de capitaux.